Itinéraire étonnant du livre : entre Paris, les Hauts-de-France et la Roumanie
François Annycke, notre directeur s'est déplacé en Roumanie, d'abord à Timişoara, Capitale européenne de la Culture 2023, puis à Bucarest, sur invitation de la Région Hauts-de-France. De là, il nous relate, sous la forme d'un journal, son expérience, ses observations, ses ressentis aussi, parfois, dans ce pays francophile de l'Europe centrale et orientale.
Préambule - À la rencontre de Jack Lang (8 septembre 2023)
Il y a quelques jours, Nathalie Rost, responsable du pôle Communication, et moi-même foulions le parvis de l'Institut du monde arabe (IMA), à Paris, pour rencontrer son Président, Jack Lang.
L’objectif était de réaliser une interview avec l'ancien ministre de la Culture pour retracer la genèse de la loi sur le Prix unique du livre (dite loi Lang) de 1981. La raison de cet échange se situe à 2000 km de là, à Timişoara 2023 - European Capital of Culture (Roumanie). Au moment de l’ouverture de ce formidable événement, en février 2023, François Decoster (vice-président de la Région Hauts-de-France en charge de la Culture) a été sollicité par Oana Dobosi, de la librairie La Două Bufnițe, pour inviter Jack Lang à participer avec lui à un débat sur le Prix unique du livre, le 18 septembre. François Decoster a sollicité à son tour l’Agence régionale du Livre et de la Lecture des Hauts-de-France, qui est entré en relation avec cette librairie et de nombreux autres partenaires : l'Institut français de Bucarest, l'Ambassade de France en Roumanie, Alliance internationale des éditeurs indépendants (avec leur représentante Dorota Hartwich) et l'Institut du monde arabe. Cela s’est traduit par cette intervention vidéo qui sera diffusée 10 jours après le tournage.
La loi du prix unique du livre a construit toute une organisation de filière que la librairie souhaitait interroger. À travers l’interview, le récit de Jack Lang revient sur cette expérience française, vieille de 40 ans, qui a largement contribué à « l'exception culturelle française » reconnue au-delà de nos frontières. C'est aussi dans ce texte fondateur que, pour la première fois en France, apparaît la notion « d'interprofession » de l'écosystème du livre, valeur chère aux agences régionales du livre. Tout un programme qui m’amènera à découvrir le monde du livre roumain.
À suivre...
François Annycke
Cette rencontre a pu voir le jour grâce au partenariat entre la librairie la Două Bufnițe, l'Institut français, l'Ambassade de France en Roumanie, la Région Hauts-de-France, Agence régionale du Livre et de la Lecture des Hauts-de-France, Alliance internationale des éditeurs indépendants (avec leur représentante Dorota Hartwich) et l'Institut du monde arabe.
Nos remerciements chaleureux à l'Institut français de Roumanie et à l'Institut du monde arabe pour leur contribution à la réalisation de cet entretien filmé.
Timişoara - La rencontre à la librairie La Două Bufniţe (18 septembre 2023)
Hier, c’était l’arrivée à București, Bucarest, sous la pluie. Et première approche de la capitale. À la sortie de l’aéroport, aux vitres du taxi, se succédaient les zones commerciales : Auchan, Carrefour, Leroy Merlin, Décathlon, mais aussi Lidl, Delhaize, dm, NewYorker et bien d’autres enseignes. La guerre économique des géants du commerce mondial a déjà construit ses espaces de lutte. Arrivé au centre, on découvre une ville bigarrée, en pleine transformation, très vivante. L’une de ses artères principales est coupées tout le week-end pour permettre aux piétons et aux cyclistes de déambuler, aux groupes de musique locaux de jouer. En fin de journée, la foule se dirige vers un festival de musique très pop et énergique, planté dans l’un des plus grands parcs de la ville.
Je ne faisais qu’un court passage à Bucarest, puisqu’on m’attendait aujourd’hui à Timişoara, la capitale européenne de la culture pour l’année 2023 et 3e ville du pays après Bucarest et Cluj-Napoca. Timişoara achève son année de festivités fin octobre. C’est d’ailleurs dans le cadre de cet événement que l’invitation de la librairie La Două Bufniţe, située au cœur de cette ville, a eu lieu, auprès de François Decoster, membre du cercle des régions et Vice-président des Hauts-de-France en charge de la Culture. La librairie souhaitait mettre en place une discussion sur le prix unique du livre, système français que plusieurs acteurs roumains souhaiteraient instaurer. Une bonne occasion de découvrir le pays le plus francophone d’Europe centrale et orientale. J’aurai l’occasion de parler plus longuement de Bucarest prochainement.
Car aujourd’hui, c’est autre chose. Lorsque je quitte Bucarest, à 8h30 du matin, le sol vibre ; les soirées ne sont pas encore totalement achevées dans les caves de la capitale.
Arrivée à Timişoara ; autre ambiance. Fanfare en costume sur Plaţa Libertăţii, place de la Liberté, sous un soleil de plomb. La capitale européenne de la culture regorge de propositions dans tous les domaines : concerts, expositions, danse, sculpture… Certaines portées par de grandes institutions françaises, notamment le Centre Pompidou à travers l’exposition Brancusi, l’enfant du pays. Mais Allemands et Hongrois sont également très impliqués dans cette opération. Des théâtres allemands et hongrois sont d’ailleurs présents en permanence au plein cœur de la ville. Les autorités locales reçoivent prochainement la Vice-présidente du Bundestag pour un grand concert ; mais avant, elles rêvent de la venue de la ministre française de la Culture, ou d’une personnalité du gouvernement, pour l’inauguration de cette grande exposition, importante pour tout le pays.
Retour au livre. Que ce soit la veille à Bucarest ou ici à Timişoara, dans les librairies, la place accordée aux grands groupes éditoriaux français est aussi importante que partout en France. Si l’on jette un rapide coup d’œil aux étagères des librairies explorées à Bucarest et à Timişoara, on voit bien que la Roumanie est un « segment de marché » pour des groupes comme Hachette, Editis ou Madrigal, très présents, notamment en poche. Mais la diversité est visible : quelques maisons d’édition indépendantes sont également présentes : Noir sur blanc, Verdier, Typhon... Les livres qui ont un lien avec la Roumaine sont particulièrement mis en avant, comme Iochka, de Cristian Fulaş, traduit par F. et J.-L. Courriol pour les éditions québécoises La Peuplade, un succès de librairie également ici. Des ouvrages d’Iona Teodorescu, et le prochain La Forêt désormais de l’intérieur (la Grange Batelière), devrait bientôt les rejoindre. Et puis on découvre Un Père étranger, d’Eduardo Berti, publié par la maison lilloise La Contre Allée, seule représentante des Hauts-de-France (pour le moment) dans ces lieux. À Timişoara, un rayon entier est dédié à Annie Ernaux ; il n’y manque plus que le dialogue entre texte et photo proposé par LightMotiv pour compléter le tableau (L’autre fille, de Nadège Fagoo et Annie Ernaux, avril 2023).
Côté auteurs et autrices, Carole Fives fait partie des mises en avant sur table de la rentrée littéraire, entre Éric Reinhardt et Rosella Postorino.
L’énergie de ce pays et la volonté de ses acteurs et actrices du livre sont de bon augure pour la suite. C’est ce qui se confirme tout au long de la soirée dédiée au prix unique, qui se déroule au milieu des livres. L’ambiance est chaleureuse, sous le plafond voûté. Après avoir écouté Jack Lang, présent par la vidéo réalisée avec l’aide de l’Institut du monde arabe et l’Institut Français de Bucarest, nous avons échangé pendant plus d’une heure sur les avantages et inconvénients du prix unique du livre, des conditions d’application dans un pays tel que la Roumanie, si différent, et des modalités de fonctionnement du livre entre nos deux pays. Voilà de quoi nourrir la discussion du lendemain, avec une quinzaine d’éditeurs, de libraires et des représentants des ministères roumains de la Culture et de l’Éducation nationale.
À suivre...
François Annycke
Nos remerciements chaleureux à Oana Dobosi pour ses photographies de la rencontre dans sa librairie.
Bucarest - La rencontre avec les acteurs du livre roumains (19 septembre 2023)
6h du matin. Je quitte Timişoara pour retourner à Bucarest où je suis attendu pour déjeuner avec le directeur de l’Institut Français, Julien Chiappone-Lucchesi, et son directeur opérationnel, Loïc Meuley. Au restaurant, sous le soleil revenu, nous échangeons sur la rencontre qui aura lieu dans la journée, et des possibilités de travail à venir ; nous parlons voyage d’étude, salons du livre ; nous évoquons la traduction, parlons de F. et J.L. Courriol justement, très proche de l’Institut, des festivals D’un pays l’autre à Lillle, Bookfest à Bucarest. Nous revenons sur quelques éléments historiques.
« Le lien avec la France est fort, car la France a toujours soutenu les envies d’indépendance de la Roumaine, depuis sa création en 1859.
- Ici, le français, ce n’est pas pareil qu’ailleurs. La Roumanie n’a jamais été colonisée par les Français ; c’est un pays qui, à un moment donné de son histoire, a choisi le français comme langue, et qui aime le français.
- Avez-vous vu la Place de la francophonie, à Bucarest ? Elle est juste à côté du palais du gouvernement. C’est symbolique ! La Roumanie fait partie de l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie), elle croit dans cette organisation. »
Discussion à garder en tête pour le prochain rendez-vous avec la Cité internationale de la langue française, qui accueillera, fin novembre 2024, le congrès international de l’OIF. Il n’empêche ; le français a perdu de sa superbe. Partout, on me parle en anglais ; l’allemand fait également beaucoup de progrès. D’ailleurs, on m’a demandé de faire ma présentation, tout à l’heure, en anglais ; tout cela est convenu avec l’Institut Français, qui coordonne toute la journée.
« La situation du livre est difficile en Roumanie », me disent mes interlocuteurs. On ne compte plus que 300 librairies, un peu plus de 1 000 bibliothèques ; l’analphabétisme fonctionnel est très préoccupant, et la politique culturelle ne fait pas de différence entre indépendants et groupes. Mais il y a un attachement populaire viscéral au livre. Et des territoires très francophiles. »
Au nord, Iaşi surtout, où de nombreuses entreprises européennes sont installées. Au sud, autour de Bucarest, et au cœur même de la ville avec, évidemment, la librairie Kyralina, véritable figure du livre francophone, membre de l’AILF (Association internationale des libraires francophones). Elle bénéficie du label LIR décerné depuis Paris par le Centre national du livre, reconnaissant ainsi la qualité du travail mené ici. C’est d’ailleurs cette même librairie qui a aidé la constitution du fonds francophone de la librairie La Două Bufniţe à Timişoara ; plus de 1 000 références.
Après le repas et avant la rencontre, Loïc Meuley fait un crochet par une librairie étonnante, installée dans un ancien hôtel particulier. Une visite qui se fait de la cave (dédié aux mangas) au grenier (littérature jeunesse). Partout, le livre dans son palais, sur l’un des grands boulevards qui encadre le Bucarest historique. Carturesţi Verona appartient à l’une des deux chaînes de librairies du pays (strada Pictor Arthur Verona, 13-15). Pas de livres en français, mais en anglais, et en roumain, évidemment.
Dans la ville, cette chaîne s’est aussi emparée d’autres lieux comme cette banque du XIXe siècle, transformée en librairie élégante sur six étages. « C’est ça, la Roumanie aussi. Les Roumains n’ont pas toujours le soutien qu’ils attendent, mais ils savent s’adapter. Et puis ils ont un appétit de culture. Les festivals de musique rassemblent parfois 200 ou 300 000 personnes sur plusieurs jours ; les salons du livre sont extrêmement fréquentés. On est loin de l’image qu’on pourrait avoir de ce pays. »
Nous arrivons devant un ancien caravansérail totalement transformé. Il est devenu le centre culturel de Bucarest. C’est là que m’attendent éditeurs, libraires, agents littéraires, associations et représentants de l’État. Au cœur de cette ville que les guides touristiques appellent le Petit Paris, on m’a demandé de présenter le fonctionnement du livre en France, le rôle d’une Agence comme la nôtre et voir comment nous pourrions travailler ensemble, dans l’intérêt de tous les acteurs et toutes les actrices du livre, des deux côtés de l’Europe. Pour l’Institut, Emma Vanderouderaa est d’une aide précieuse et anime les échanges, très riches, qui s’arrêtent longuement sur trois sujets principaux : la question de la distribution, celle des aides publiques au livre, de la piraterie des grandes enseignes de vente en ligne, présentes aussi ici, et enfin le pass Culture.
Au total, nous passons deux heures sur ces sujets.
À l’issue de la rencontre, les discussions se poursuivent autour d’un verre. Nous évoquons la relation éditeurs-libraires, assez tendue, d’autant que, pour les livres réalisés dans le pays, le système est basé sur le dépôt, c’est-à-dire que les livres sont payés directement à l’éditeur quand ils sont vendus, puis l’éditeur doit payer l’auteur. Il y a presque autant de système de facturation que d’éditeur ; un vrai casse-tête pour la librairie. Et beaucoup de déperdition dans ce système. Pour les livres étrangers, c’est de la commande ferme. Moins facile, mais plus sûre ; c’est bien noté... Nous parlons encore éducation, décrochage scolaire. Nous parlons intelligence artificielle, rapport à l’écran. Et nous parlons bien sûr création, de la façon dont certains auteurs et certaines autrices de Roumanie intègrent le cadre dans l’histoire, les végétaux, les minéraux, les animaux, devenant des personnages à part entière, de ces nouveaux mouvements autour du vivant dans lesquels la création du pays s’inscrit. Bruno Latour, Baptiste Morizot, Nastassja Martin. Nous reparlons, enfin, de traduction et de Florica Courriol, qui s'est occupé du dernier ouvrage de Iulian Ciocan, Et demain les russes seront là, aux Éditions Tropismes.
De nombreux sujets qui nous rassemblent, qui nécessiteraient qu’on s’y penche, et qu’on leur accorde un peu plus de temps. Mais voilà ; les portes vont fermer. Il faut partir. Direction un dernier restaurant, où nous pourrons revenir sur ces échanges, et les perspectives à venir. Emma Vanderouderaa me le rappellera à l’issue de la journée. En faisant tout cela, en étant à cet endroit, nous appliquons pleinement les principes de la francophonie : œuvrer pour la paix et la démocratie, garantir la diversité culturelle, et mettre la solidarité au service du développement. Pour le bien des deux pays et de leurs acteurs et actrices.
Le travail ne fait donc que commencer.
François Annycke